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L'industrie ferroviaire après le veto européen (Ville Rail & Transport - Mai 2019 – pp. 68 à 76)

Siemens et Alstom voulaient créer un champion européen du ferroviaire, La Commission européenne en a décidé autrement. Les questions auxquelles souhaitait répondre la naissance d'un grand groupe restent ouvertes. Comment l'industrie européenne peut-elle rester leader dans le ferroviaire ? Faut-il un grand champion pour le faire? Comment l'Union peut-elle se défendre face à des concurrents agressifs… dont les marchés sont plus verrouillés que le sien ? Le salon ferroviaire Sifer, à Lille, a permis à VRT, grâce à l'appui d'experts, de formuler les questions qui s'imposent.

Le 6 février dernier, la Commission européenne a « interdit le projet d'acquisition d'Alstom par Siemens». La concentration, expliquait-elle, aurait porté atteinte à la concurrence sur les marchés des systèmes de signalisation ferroviaire et des trains à très grande vitesse.

Aussitôt signifié - parfois même avant qu'il ne le soit - le veto s'est attiré des réactions très vives, de milieux économiques et politiques, venues surtout d'Allemagne et de France. Tout le monde cependant n'était pas mécontent. Bombardier publiait un communiqué se félicitant de la décision.

Après les réactions à chaud, on en est rapidement venu à mettre en cause les règles actuelles de la concurrence, Argument: la Commission a jugé selon un droit obsolète; il nous faut revoir les règles du jeu dans une économie mondialisée. C'est l'un des sujets des prochaines élections européennes. Face aux inquiétudes croissantes, pour sortir de l'alternative entre le protectionnisme national et l'Europe ouvertement libérale, on entend de plus en plus, en France au moins, le thème, très « en même temps», d'une « Europe qui protège ».

La récente visite du président chinois Xi Jinping en Italie et en France a mis en lumière la menace chinoise qui a plané sur le dossier Alstom-Siemens. Et la réunion Merkel, Macron, Juncker, Xi Jinping, mardi 26 mars à l'Élysée, a permis de poser la question de règles plus « fair » du commerce international.

De fait, à l'occasion du projet de fusion Alstom-Siemens, en lui-même fort important, se posent des questions vitales pour l'Europe. Faut-il un champion européen du ferroviaire? Comment cette industrie peut-elle rester leader dans le monde? Quelle menace représente la concurrence chinoise? De quelle façon faut-il changer les règles du jeu européennes pour mieux protéger l'Union, dans ce domaine et dans d'autres ?

Ces sujets sont très sensibles. D'où un paradoxe. On a envie d'en savoir beaucoup. L'assistance nombreuse au colloque organisé par VRT lors du Sifer l'a montré. Et pourtant, les principaux intéressés, les grands industriels, préfèrent pour le moment garder le silence. Le temps de rebâtir une nouvelle stratégie ou d'œuvrer  pour de nouvelles règles du jeu. Malgré ce contexte délicat, certains experts ont accepté de s'exprimer dans notre colloque. Ils ont fait œuvre  utile. Leurs approches — différentes de par leurs compétences, leurs analyses ou leurs convictions — ont permis, dans ce débat de haute tenue, non pas d'apporter des réponses définitives aux nouveaux concurrents. En indiquant souvent les mêmes pistes pour ce faire.

Ombre chinoise sur le marché mondial

Jean-Pierre Audoux, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires, a pour commencer planté le décor, en faisant une description synthétique et précise de l'industrie ferroviaire mondiale. On en rappellera les principales données. Un marché en forte croissance, passé de 103 milliards d'euros en 2004 à 163 milliards en 2016 (dont 113 milliards accessibles). Des secteurs particulièrement dynamiques: métros automatiques, +8,5 % par an; signalisation, +5 % par an.

Géographiquement, deux marchés dominent: la zone Asie-Pacifique (nouvel équipement) et l'Europe de l'Ouest (renouvellement).

Et dans cette industrie, indéniablement, la première place est occupée par la Chine, avec le constructeur CRRC et ses 30 milliards d'euros de CA dont on parle beaucoup et qui occupe largement le premier rang mondial. Mais il faut aussi tenir compte de CRCC (88 milliards d'euros dans les infrastructures, quatrième rang mondial) ou de CRSC (4,2 milliards dans la signalisation, troisième rang mondial). Et le pays fait d'énormes efforts de R&D. Jean-Pierre Audoux le souligne: «Si les Européens grâce au programme Shift2Rail ont mutualisé une partie de leurs efforts de recherche, leur ambition financière se limite à un milliard d'euros pour 23 grandes entreprises et quelques dizaines de PME retenues sur les "open calls' CRRC à lui seul consent en R&D 1,3 milliard d'euros par an - dont environ 250 millions d'euros de subventions de l'État, son programme annuel est supérieur d'un tiers à six ans de programme Shift2rail ! »

Les acteurs diffèrent par la taille. De plus, souligne Jean-Pierre Audoux, «les grands leaders mondiaux n'ont pas le même profil », Se côtoient des pure players, dont l'activité de construction de matériels et équipements ferroviaires est l'essentiel (Alstom, bien sûr, mais aussi CAF, Stadler, Railtech, Vossloh, Talgo... et CRRC), des filiales de conglomérats (Siemens, Thales, Hitachi, Rotem-Hyundai), ou des acteurs bisectoriels comme Knorr-Bremse, Bombardier.

Aussi divers soient-ils, tous font du marketing, de la recherche et de l'innovation et cherchent «des domaines où ils vont faire des percées », Digitalisation du réseau, train autonome, nouvelles technologies de propulsion, services, systèmes clés en main, ingénierie financière... Qu'il s'agisse de mettre au point un train à batterie, un train hydrogène, ou l'utilisation de capteurs sur le réseau, cela ne se fait pas sans recherche et innovation. Or, remarque Jean-Pierre Audoux, « on n'est pas forcément capable de la faire tout seul et dans tous ces domaines». Shift2Rail 2 est en préparation. Le délégué général de la FIF souhaite « une dimension intrinsèquement supérieure » par rapport au premier programme, Car, dit-il, « nous en avons grand besoin en Europe, au-delà de savoir qui s'allie avec qui». Il faut mutualiser au niveau européen un maximum de la recherche et de l'innovation sur les programmes qui ont du sens pour l'avenir du mode ferroviaire. D'autant que ce mode n'est pas seul... Et que les autres modes de transport, à commencer par la route, ont plutôt pris de l'avance, ne serait-ce qu'en termes d'image. Le train de demain n'a pas le choix : il sera intelligent et écologique ou ne sera pas, A la FIF, on fait le pari qu'il le sera. Mais cela ne se fera pas tout seul...

Certes, reconnaît Philippe Leguay, « le géant industriel mondial du ferroviaire est bien chinois ». Mais « la Chine est colossale, et 90 du chiffre d'affaires de CRRC est fait en Chine ».

« Les 10 % restant sont faits hors de Chine, mais pas en Europe. Si on enlève la Chine et son géant national, les deux premiers industriels sur le marché mondial sont européens, ce qui est rassurant pour l'avenir de l'Europe. Et ce sont Siemens et Alstom ». Aussi, juge-t-il, « c'est une excellente nouvelle que la Commission ait refusé ce qui n'était pas un mariage... mais le rachat d'Alstom par Siemens qui devenait propriétaire à 51 % ». Et qui allait mettre à mal « ce fleuron français quasi centenaire qui rapporte de l'argent à la France, fait rayonner le savoir-faire français et donc européen dans le monde. L'engagement de Siemens, c'était de maintenir l'emploi pendant quatre ans en France. Or, Alstom emploie 35000 personnes, dont pas loin de 10000 en France. Le risque maximum c'était 10000 emplois perdus en France... Aurait-on alors sollicité l'Allemagne pour financer notre régime social et payer les chômeurs?» Pour Philippe Leguay, la défense de l'industrie européenne, « passe par la défense de l'industrie française en France. Il n'y a pas aujourd'hui de menace réelle des Chinois en Europe ». Et, pour la suite, il y a « d'autres façons que cette fusion de se protéger efficacement de la Chine, en construisant des alliances ». Et en soutenant la recherche. Car, en Chine « le développement ferroviaire est une grande cause nationale, L'Etat est présent et il investit des milliards. Il faut faire la même chose en Europe, pour relever notamment les défis liés au digital à l'IA en mutualisant les efforts ».

Jerôme Garcia, remarque, lui, que « l'industrie européenne reste assez éclatée, avec neuf champions qui, additionnés, arrivent à 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires ». Soit l'équivalent de CRRC. Et il ne faut pas s'étonner que tout ce qui vient de Chine soit colossal : «1,4 milliard d'habitants à comparer à 500 millions d'Européens... on ne peut pas changer les données démographiques ». Plus significatifs, selon lui, sont «les budgets de développement que la Chine déploie, qui font qu'elle peut nous dépasser», Et c'est là le problème, plus que la taille. Car, « en matière d'entreprise, personne n'a jamais pu prouver que si l'on est plus gros, on vit mieux et plus longtemps. On peut très bien être à deux milliards d'euros comme Stadler, être très heureux, et faire de très bons trains ».

 Ce n'est pas nier l'intérêt que peut présenter un grand groupe. Jérôme Garcia se souvient qu'il y a 25 ans, en 1995, « il y avait un très beau groupe, qui s'appelait Alcatel-Alsthom, qui faisait des télécoms, de l'énergie, du nucléaire des paquebots et des trains ». Pierre Suard, qui le présidait alors, « était convaincu que ce modèle de conglomérat permettrait à Alcatel-Alsthom de résister à Siemens, General Electric, Siemens ou Mitsubishi », 25 ans plus tard, « ce groupe a été dépecé. Le rachat d'Alstom par Siemens, s'il avait eu lieu, était la dernière étape de sa disparition. »

Face au danger chinois Alain Bullot dit, pour sa part, ne pas savoir « si la Chine est compétitive, car l'essentiel de l'activité se fait sur le marché chinois qui promet d'être gigantesque et qui est fermé. Mais je rappelle les salaires moyens; 10000 euros par an en Chine ; 38000 euros en France ; 43000 euros en Allemagne. C'est un tout autre sujet que la taille

 Mais, souligne-t-il « quand on sort de Chine, les choses sont différentes. Quand on va commencer à parler "local content" c'est-à-dire de part produite sur le sol du client ou avec des partenaires locaux, lors d'une arrivée en Europe, cela ne se fera plus selon les mêmes règles du jeu que celles qui permettent aux Chinois de délivrer des produits aujourd'hui 30 % moins cher». Certes, il y a un autre danger. « Hitachi, japonais, a mis la main sur un industriel ferroviaire italien et reconstruit une industrie britannique de façon tout à fait légale et "fair".Or, il y a quelques  années, on n'imaginait pas qu'une partie significative de l'industrie ferroviaire européenne serait japonaise. Il y a aujourd'hui un risque de survenance d'un acteur chinois en Europe, qui ferait l'acquisition d'un Européen.

Quant à toutes «les pleureuses » qui s'en prennent à la décision de la Commission, elles oublient que « la commissaire danoise n'a fait qu'appliquer le droit, que les gouvernements lui ont demandé d'appliquer ». La grande question qui se pose maintenant, « c'est comment on protège l'Europe d'un prédateur chinois qui viendrait faire l'acquisition d'une pépite industrielle pour devenir européen ».

Enfin souligne-t-il, au grand export, « on ne dit pas; je vends des trains. On vend des systèmes qui répondent à des besoins, Il faut associer génie civil, signalisation, matériel, maintenance, mise au point d'une concession avec un exploitant sur 30 à 40 ans. La question, ce n'est pas d'être gros ou petit, c'est d'être manoeuvrant de proposer des alliances industrielles pertinentes.

Or, à cette question, les Chinois apportent une réponse très simple. C'est : " je finance mon client, je modernise tout, j'amène des ouvriers, des ingénieurs chinois, tous très bons, et j'investis. J'endette mon client. Et quand mon client dit qu'il ne peut plus rembourser je prends possession des actifs, voir l'acquisition du Port du Pirée. C'est ce modèle-là que nous allons avoir en face de nous dans certains pays ».

Sur deux points, Jean-Pierre Audoux apporte des nuances et des compléments. Certes, reconnaît-il d'abord, «la commissaire a appliqué la loi ». Mais, pour lui, « le problème se pose au niveau de l'absence à Bruxelles d'une vision dynamique de la filière industrielle ». Et, ajoute-t-il, «si on dit : les Chinois ne sont pas en Europe et donc il n'y a pas de concurrence chinoise, on se trompe. Le problème c'est la concurrence dans le monde. Aux États-Unis, CRRC a remporté quasiment tous les marchés de métro. Le marché est mondial et il faut raisonner mondial ». Le second point, c'est le déséquilibre qui existe dans les législations. « On parle de screening, d'examen des investissements étrangers en Europe. En France, grâce à Arnaud Montebourg, on a mis en place un principe permettant de filtrer les investissements », rappelle-t-il. Mais il faut qu'il en aille de même dans tous les pays d'Europe, comme à l'échelle de l'Union.

Les limites du modèle Airbus

Pour Martial Bourquin, sénateur du Doubs, le refus de la fusion Alstom-Siemens «n'est pas seulement celui de la Commission européenne. Toutes les autorités de la concurrence ont été contre cette absorption d'Alstom par Siemens. Nous avons reçu au Sénat Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence française, qui nous a dit que cette autorité avait émis un avis négatif ».

« Il faut qu'Alstom, qui a un carnet de commandes de cinq ans et qui est désendetté, soit renforcé avec, pour commencer, des coopérations industrielles. Ce qui était prévu avec Siemens c'était uniquement un accord capitalistique. Nous avons besoin d'un accord industriel qui s'appuie sur des coopérations. » Martial Bourquin pense particulièrement à Thales, par exemple avec « la formation d'un GIE ou d'une filiale commune, pour renforcer Alstom dans la signalisation ». D'autre part, « pour consolider le capital très éclaté d'Alstom nous avons besoin d'une participation au capital de l'Etat ou de la  Caisse des Dépôts et consignations ».

Et, pour résister à la concurrence chinoise, il faut tout d'abord avoir des entreprises fortes, dans chaque nation. Face à cette concurrence, « l'exemple à suivre, c'est Airbus, Champion mondial qu'on a constitué, mais pas en absorbant une autre société. On l'a fait avec deux États, deux entreprises et cela a été un succès mondial ».

Conclusion: « Nous avons besoin d'un champion européen. La fusion-absorption Alstom Siemens était le contraire de ce qu'on doit faire. Ce qu'on doit faire, c'est un Airbus du ferroviaire, comme il nous faut faire des Airbus dans d'autres domaines. »

Alors, le modèle Airbus ? Mais un vrai, et pas un simple slogan comme on a pu l'entendre? L'idée est examinée.., et tempérée par les intervenants.

Un Airbus, dit Alain Bullot, « il y a des années et des années qu'on en parle... Je ne suis pas convaincu que le modèle soit absolument clonable. Là où le sénateur a raison, c'est qu'il s'agissait d'un modèle équilibré, avec des Etats accompagnant un projet industriel, franco-britannique pour commencer puis franco-germano-espagnol. Toujours avec un portage des États. Donc cela peut une bonne idée, mais si on le veut, faisons-le vraiment sur les mêmes bases qu’Airbus, Ce n'est pas du tout ce qui nous était proposé avec la cession d'Alstom à Siemens. »

Mais il souligne la différence des secteurs. « En aéronautique, on vend des appareils. En ferroviaire, on vend des systèmes. En Afrique, par exemple, futur marché géant, on va vendre des solutions composées avec des acteurs locaux, combinant différents métiers: génie civil, ingénieries ferroviaires, exploitation et maintenance... Cela va au-delà d'un Airbus du ferroviaire, qui, lui; vendrait le matériel roulant, ou la signalisation. Le modèle Airbus a sa valeur, mais je pense qu'il est insuffisant pour assurer l'avenir du ferroviaire européen. »

Philippe Leguay, lui, a « beaucoup de sympathie pour cette idée qui permet de développer, protéger, construire une industrie qui porte des valeurs européennes, et finance les régimes sociaux de l'Europe. Les divers pays de l'Europe ne vont pas aujourd'hui à la même vitesse, il y a besoin de définir des règles du jeu communes, capables de développer de l'industrie forte. Effectivement, il faut se protéger du géant chinois, et on voit bien que l'Europe est mal protégée au plan économique: il est scandaleux qu’Ansaldo ait pu tomber sous le joug des Japonais. Il faut que l'Europe se ressaisisse, et que son industrie reste la référence mondiale », Les Chinois, selon lui, ne sont en fait «pas si bons que cela. Ils n'ont pas de produits d'excellence ». Certes, ils sont très présents en Afrique, « continent auquel très peu de pays s'intéressent, dans lequel il y a des besoins, mais pas beaucoup de moyens techniques, Les Chinois sont là plus forts que  nous, parce qu'ils vendent des systèmes clés en main, avec le financement, L'Europe doit être capable de faire de même, en 

créant une synergie totale de tous les savoir-faire des pays européens, y compris le financement, afin de les porter en dehors de l'Europe ».

 Face au thème de l’Airbus, Jérôme Garcia, se dit « un peu réservé pour plusieurs raisons. On a créé Airbus parce que développer un nouvel appareil, à l'époque l’A300, coûtait extrêmement cher. Ce n'est pas tout à fait le cas pour le développement d'un train. On a fait le "work-sharing", on a découpé l'avion en morceaux et on a dit aux Anglais, vous ferez les ailes, etc. Soit dit en passant, la France s'en est bien tirée puisqu'elle a pris les parties les plus techniques. Ce n'était pas tout à fait égalitaire... d'autant plus que la France avait la responsabilité du système avion complet et des lignes d'assemblage. Même si par la suite cela s'est rééquilibré au profit des Allemands ».

Le contexte est donc bien différent. Peut-être faut-il de grandes fusions dans le ferroviaire. Mais la réplique n'est pas seulement là: « On peut faire des acquisitions. Elles peuvent être défensives. Par exemple acquérir Skoda pour éviter que CRRC ne le fasse, et cela peut de toute façon être en soi une belle acquisition. Mais ce peut être aussi offensif, par exemple pour compléter la gamme.» Alstom, suggère-t-il « pourrait le faire sur les locomotives diesel ou sur des produits à voie métrique, où il n'est pas présent, alors qu'il y a soixante tramways à voie métrique en Europe et que la voie métrique est très répandue en Afrique et en Asie ».

 Surtout, estime-t-il, si l'on veut concurrencer CRRC, être gros ne suffira pas. « Et fusionner des acteurs qui ont des produits à prix élevés n'est pas ce qui permet de réaliser des produits à prix réduit. Maserati avec BMW, cela ne permet pas de contrer des voitures chinoises, Les États-Unis achètent des métros chinois parce qu'ils sont moins chers. » Il faut donc « réfléchir à la stratégie produit, Le Régiolis est un très beau train, mais il ne peut être vendu partout dans le monde. On peut développer des produits plus simples, plus rustiques, plus compétitifs et de qualité, peut-être pas au niveau prix des Chinois, mais qui permettront de faire pencher la balance dans les appels d'offres ».

Autre point, c'est le nécessaire appui des États. On vend un système à un acteur public qui a besoin d'une réflexion sur ce qu'il faut faire: train, métro, tramway, qu'il faut accompagner en ingénierie, dans la construction de la voie et des dépôts, la maintenance, le matériel, la signalisation, l'exploitation, le conseil en certification. Cela requiert des acteurs multiples, parfois une dizaine. On peut faire confiance aux industriels, mais ça ne marche pas toujours. Que plusieurs ministères européens de l'Industrie coopèrent pour susciter les consortiums, pour assurer la cohérence de l'offre et apporter aussi le financement, c'est essentiel, pour l'Asie du Sud-Est ou le sous-continent indien, ou pour l'Afrique, le Moyen-Orient, l'Amérique latine. En résumé, plus qu'un Airbus, autant penser à des acquisitions ciblées, à une stratégie produits, et à s'assurer l'appui des États.

Jean-Pierre Audoux non plus, ne peut se satisfaire d'un copier-coller « On peut tirer des enseignements d'Airbus », mais il n'y a pas de solution unique. Pour lui, l'impératif du jour est ailleurs. Il faut créer les conditions d'une concurrence équilibrée. Avoir des règles du jeu loyales sur le marché mondial.

On parle par exemple, dit-il d'instaurer un seuil de valeur ajoutée exigible pour qu'une entreprise puisse répondre à des appels d'offres en Europe. Or, « dans des pays comme la Russie, les États-Unis, la Chine, les seuils exigibles de valeur ajoutée locale sont extrêmement élevés; 80 %, 90 %. En Europe, on discute de 50 % cela me gêne un peu, ».

Au-delà, l'idée d'un principe de réciprocité « semble gagner la majorité des pays européens, d'est une excellente chose. Créons les conditions pour que l'on ait un marché mon dial, Introduisons des critères de responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans les appels d'offres. Nous avons un défi mondial sur la recherche et innovation dans notre secteur, relevons-le, grâce à Shift2Rail 2 ».

 Demain, l'Afrique

Si la concurrence chinoise n'est pas effective aujourd'hui en Europe, elle l'est sur des marchés tiers. Et, souligne Philippe Leguay, « le marché mûr où les besoins sont énormes, et où nous sommes très peu présents c'est l'Afrique. Ce marché grandit, a des besoins, a des moyens, mais n'a pas le savoir-faire. Bel exemple de ce qu'on peut faire, le métro d'Abidjan, Les Coréens apportaient dans le projet initial le financement, le savoir-faire industriel, etc, La Côte d'Ivoire a consulté des ingénieries françaises, a eu aussi recours à une expertise de Keolis en exploitation, maintenance... On s'est rendu compte qu'on pouvait faire un projet moins cher de manière intégré, financé par la France, avec Bouygues, Alstom, Colas Rail, Keolis, et qui va coûter moins cher aux Africains ».

Afrique,  sujet cher à Alain Bullot, L'Afrique, « c'est 1,2 milliard d'habitants, dont 50 % sont urbanisés. Et ce sera 25 à 3 milliards en 2050, dont 65 % d'urbains ». Ce qui veut dire, que d'ici là, « 700 millions d'Africains vont migrer vers les villes. Plus que la population européenne». Et cela crée un énorme besoin d'équipement en réseaux. Or, si elle ne réagit pas plus et plus vite, l'Europe « risque de laisser l'Afrique aux Chinois et de perdre l'occasion d'être le partenaire qui aidera l'Afrique à se développer elle-même ».

 Et la France a une responsabilité particulière. D'abord par l'histoire. Mais aussi parce que le Français sera (source OCDE) la quatrième langue dans le monde en 2050. Nous pouvons travailler naturellement d'égal à égal avec les Africains dont beaucoup de dirigeants ferroviaires se sont formés en France. Nous pouvons mobiliser les compétences des industriels, des exploitants, des outils... prêts à travailler en français avec leurs homologues. « C'est notre intérêt commun, c'est un destin français au sein de l'Europe, c'est un destin européen ».

Quant aux produits plus simples que demande Jérôme Garcia, Alain Bullot abonde et se souvient, « Quand j'étais délégué général de Fer de France, j'ai surpris tout le monde en disant: le chemin de fer doit diviser ses coûts par deux d'ici à dix ans. Ce n'est pas une question de Chinois, c'est une question de concurrence; voiture, camion, véhicule autonome, ce qui nous renvoie à notre propre productivité du mode. » Ce n'est pas infaisable.

Le «frugal» n'est pas le seul moyen, mais il peut y contribuer; il cite pour exemple la « relation gare centrale - aéroport international de  Kiev, qui vient d'être ouverte. Modèle de « juste nécessaire" réalisé par les Ukrainiens et un Européen, le polonais PESA; voie unique, autorails diesel modernes, mais simples. » Des tas de marché nécessitent « du ferroviaire qui ne coûte pas cher et qui rend le service. II faut habiter aussi ce créneau. »

Enfin dit-il, « il faut qu'on laisse les industriels faire leur boulot d'industriels. Il y a trop d'usines ferroviaires en Europe. Quand un industriel veut fermer une usine, on lui tombe dessus; ce faisant, on lui achète un ticket de recul dans la compétition mondiale. Si on veut que les industriels créent de l'emploi, il faut qu'on les laisse adapter leurs outils ». Les Etats ont un rôle, non pas de se substituer aux industriels, mais de créer les conditions pour que les projets de coopération de filière soient efficaces. Et de créer des conditions de réciprocité sur le marché mondial. On n'a toujours pas de Buy European Act effectif. Il le faut. Il faut poser la question du contenu local.

Alors, peut-on dire, comme l'avait il y a peu de temps déclaré Emmanuel Macron, que « le temps de la naïveté européenne est révolu»? Jean-Pierre Audoux le souhaite. « L'affaire Alstom-Siemens a provoqué une onde de choc au niveau de l'Union européenne. Il y a eu un déclic. J'attends de voir comment cela va se traduire. On peut se défendre avec un Buy European Act ».