Le président de la Fédération des industries ferroviaires (FIF), Louis Nègre, s'inquiète de l'absence d'ambition et de stratégie visible de l'État pour la filière. Il esquisse néanmoins plusieurs pistes pour donner de l'air à une industrie entièrement dépendante en France de la commande publique et d'un système sclérosé.
MobiliCités : Quel bilan tirez-vous de la réforme ferroviaire d'août 2014 ?
Louis Nègre : Il est encore un peu tôt pour se prononcer. La nouvelle SNCF est opérationnelle seulement depuis juillet 2015.
Si nous pouvons nous féliciter d’avoir réunifié les composantes de l’infrastructure, nous ne pouvons que constater que notre système ferroviaire ne s'améliore pas, que ce soit sur le plan économique, technique ou encore de la sécurité comme l'a rappelé récemment Alain Vidalies.
MobiliCités : Vous avez adressé un courrier au président de la République le 22 décembre 2015. Quel est l'objet de cette lettre ?
Louis Nègre : J’explique que si aucune décision rapide n'est prise pour commander du matériel roulant, nous allons droit dans le mur !
J’ai aussi écrit aux nouveaux présidents de Régions pour les informer des graves inquiétudes pesant sur l’emploi dans leurs régions en les avertissant que des sites industriels ferroviaires étaient en danger sur leur territoire. Nous n'avons à ce jour eu aucune réaction officielle.
MobiliCités : Cela fait déjà plusieurs années que la FIF tire la sonnette d'alarme...
Louis Nègre : En effet, dès 2011, soit un an avant les Assises du ferroviaire, j’avais appelé à l'organisation d'un Grenelle de la filière. Nous étions déjà en crise : la SNCF réorientait ses investissements sur le routier et les plans de charge à moyen terme étaient déjà inquiétants.
MobiliCités : Que s'est-il passé depuis ces Assises du ferroviaire ?
Louis Nègre : La situation s’est dégradée. En 2014, nous avions organisé une conférence de presse avec la FIM et Syntec Ingénierie pour expliquer qu'il y avait de grands risques de fermeture de sites que ce soit chez Alstom (Reichshoffen, Belfort et dans une moindre mesure La Rochelle, Petite-Forêt, Tarbes, Ornans), Bombardier (Crespin) mais aussi chez les autres constructeurs en France, CAF et Lohr.
Au total, nous estimions qu'il y avait pas moins de 10 000 à 15 000 emplois menacés, fournisseurs et activités qui vivent de ces sites industriels (commerces, services...) inclus.
En fait, aujourd’hui, si rien ne se passe, nous avons calculé que le chiffre d'affaires sur le matériel roulant devrait être divisé par trois à l'horizon 2020, et de quasiment autant sur les composants.
MobiliCités : Cependant, le gouvernement a annoncé au mois de juillet 2015, la commande de nouveaux trains Intercités pour un montant de 1,5 milliard d'euros...
Louis Nègre : C'est vrai, et nous nous en sommes félicités en saluant l’action d’Emmanuel Macron en faveur de notre industrie. Cependant, force est de constater qu’aucune commande ferme n'a été passée à ce jour. Depuis, l'exécutif s’est interrogé pour savoir s'il était juridiquement possible d'acheter du matériel roulant pour les TET sur les contrats-cadres qui avaient été passés pour les TER ou s'il allait falloir lancer un nouvel appel d'offres. A cette interrogation, s’est ajoutée celle du financement et également celle des performances attendues pour ces futurs TET.
Depuis jeudi dernier, la presse fait état d’une décision du gouverment privilégiant le lancement d’un nouvel appel d’offres. Si cela se confirme, les conséquences à court terme seront nécessairement très graves pour des milliers de salariés.
MobiliCités : Quelles sont les perspectives sur les TER et les RER de nouvelle génération ?
Louis Nègre : La production des Regiolis d'Alstom doit s'arrêter vers mi-2017, et celles des Regio 2N de Bombardier en 2019. Le contrat-cadre passé prévoyait respectivement la commande de 1000 et 860 rames. En termes de commandes fermes, nous atteignons 25-30% du total, ce qui est insuffisant pour garantir la rentabilité économique des développements engagés...
Quant aux RER nouvelle génération, nous en sommes au troisième appel d'offres ! Cela signifie que la production ne démarrera pas avant 2020. A ce jour, la tranche ferme porte sur 71 rames. Nous espérons que des levées d’option suivront au risque sinon de voir se poser à nouveau le problème de la rentabilisation de ce nouveau train.
MobiliCités : Qu'attendez-vous des nouvelles Régions qui sont les autorités organisatrices des TER ?
Louis Nègre : Nous en attendons beaucoup. Quels seront leurs moyens ? Elles s’estiment obérées par "l'inflation ferroviaire" et par leur niveau d’endettement qui ne leur permet pas de financer de nouvelles rames. Elles sont aujourd’hui tentées de se replier vers l'autocar. Il est vrai qu’elles ont déjà renouvelé leur matériel roulant, même s’il existe encore des besoins. Seule l'Ile-de-France fait exception.
MobiliCités : Vous êtes également inquiet en ce qui concerne les plans de charge pour les TGV ?
Louis Nègre : Un partenariat a été passé entre la SNCF, Alstom et l'Ademe pour développer le TGV du futur. Mais il reste à ce jour énormément d'inconnues sur la quantité de rames qui seront commandées, les objectifs de prix, les spécifications techniques, et surtout le planning de démarrage de la production.
La chaîne de production des TGV Euroduplex va s’arrêter dès 2020. Rien ne dit que le TGV du futur prendra alors le relais. Ce sont ainsi les sites de Belfort, Reichshoffen et Aytré (La Rochelle) qui n'auraient plus de charge sur le segment grande vitesse.
MobiliCités : Dans ce contexte, la FIF prône de se tourner vers de nouveaux débouchés...
Louis Nègre : Nous sommes actuellement totalement dépendants de la commande publique pour le ferroviaire : État-Régions-SNCF. Or, nous savons que l'argent est devenu rare.
S'il y avait une ouverture maîtrisée à la concurrence sur l'exploitation des lignes régionales, inter-cités, voire nationales, cela aurait forcément une incidence sur la demande de matériel roulant même sous une forme de Roscos [location du matériel roulant à des sociétés]. En Allemagne, tous segments confondus – du tramway au train à grande vitesse, les commandes passées par les concurrents de la DB à l’industrie ferroviaire allemande représentent 20% du marché du matériel roulant, soit plus de 1 milliard d'euros par an.
MobiliCités : Est-ce que l'infrastructure est également menacée de ralentissement ?
Louis Nègre : Si on regarde les objectifs affichés, la situation est moins inquiétante que pour le matériel roulant. Quatre LGV sont en cours d'achèvement et il y a un énorme besoin de régénération et de modernisation du réseau. Cependant, notre infrastructure continue de vieillir au niveau technique. Et la question du financement de ces travaux reste plus que jamais cruciale, car l'effort de modernisation du matériel roulant n'est pertinent que si un même effort est réalisé au niveau du réseau.
Or, nous faisons face à un endettement croissant de SNCF Réseau à raison de 1,5 milliard d'euros par an. Pour des projets comme Eole par exemple [prolongation du RER E], un jour, on nous annonce que le financement est bouclé ; le lendemain, qu'il manque encore de l'argent... Il y a encore à ce jour un flou sur le financement entre l'État et la Région.
MobiliCités : Est-ce que la France pourrait bénéficier du plan Juncker pour financer la régénération et la modernisation de son réseau ferré ?
Louis Nègre : La Banque européenne d'investissement (BEI) nous a répondu que c'était tout à fait envisageable. Nous pourrions certainement obtenir plusieurs centaines de millions d'euros sur cinq ans. Les premiers arbitrages rendus ne vont pas dans ce sens, mais rien n'est encore définitivement bouclé.
MobiliCités : Quelle autre solution propose la FIF ?
Louis Nègre : Nous devons remettre à plat notre modèle économique et l'axer davantage sur la performance économique et l'innovation. Au mois de mai 2015, j'ai proposé à Jacques Rapoport [président de SNCF Réseau] de mettre en place une coopération avec les industriels et l'ingénierie afin de réduire les coûts d'investissement. L'idée serait de gagner entre 10 et 20% grâce à la réalisation de travaux de modernisation du réseau sous forme de conception-réalisation-maintenance.
Jacques Rapoport nous a répondu officiellement qu'il était prêt à mener des expérimentations communes. Nous attendons ses propositions sachant que nous lui avons déjà suggéré de mettre en œuvre une expérimentation ERTMS sur Marseille-Vintimille.
MobiliCités : Nos champions français sont-il suffisamment armés face à la concurrence internationale ?
Louis Nègre : La mondialisation de ce marché entraîne une concentration et une consolidation du secteur qui apparaissent inévitables. Auparavant, seules trois-quatre entreprises répondaient à un appel d'offres pour du matériel roulant, aujourd'hui il y a davantage de concurrence – les Chinois, les Japonais, les Coréens mais aussi des Européens tels que les Polonais, les Espagnols, les Suisses.
Dans les deux-trois ans à venir, de nouvelles alliances stratégiques devront nécessairement se nouer... On ne peut que souhaiter que la filière française en ressorte renforcée.
MobiliCités : Comment les PME françaises de la filière peuvent-elles rester compétitives ?
Louis Nègre : La FIF encourage la constitution et la consolidation de clusters, car nous pensons que c'est malgré tout plus simple et plus rapide que de créer des ETI en France. Il en existe déjà quatre. Si l’on prend l’exemple de MecateamCluster, qui rassemble plus de 80 entreprises qui ont de très bonnes synergies. Il détient une expertise et un centre d'essais reconnus, et dispense des formations qui sont également reconnues par l'Education nationale. MecateamCluster a tous les atouts pour développer son business à l'international.
MobiliCités : La FIF a lancé, fin 2014, Rail Export qui vient en soutient des petites entreprises. Pourquoi ?
Il y a énormément de PME-PMI qui réalisent moins de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires dans cette filière, plusieurs dizaines ont vocation à se développer fortement à l’export.
En premier lieu, nous leur proposons une expertise juridique et technique en amont. Puis, avec Business France, nous leur offrons un soutien sur place via les services économiques des ambassades. Nous mettons aussi à leur disposition des experts de grands groupes industriels français.
Nous ne recherchons pas "le grand export" pour des raisons liées à la taille et la culture de ces PME-PMI. Avec Business France, nous avons ainsi identifié quatre zones géographiques – Turquie, Maghreb, CEI et Québec.
Nous espérons que cette action leur rapportera plusieurs dizaines de millions d'euros de chiffre d'affaires supplémentaires par an et créera plusieurs centaines d'emplois, ce qui n'est pas négligeable.
MobiliCités : Dans ce contexte économique difficile, les partenaires sociaux discutent de la future convention collective ferroviaire qui aura un impact sur l'économie de la filière...
La FIF n'a pas de légitimité à s'exprimer sur cette question puisque c'est l'UTP qui négocie avec les syndicats. Nous ne pouvons simplement souhaiter que la discussion aboutisse à un accord et que cette convention collective permette une plus grande flexibilité dans le système ferroviaire.