Interview de Jean-Pierre Audoux, délégué général de la Fédération des industries ferroviaires : «On risque la disparition d’une filière d’excellence » (Ville Rail et Transports – Décembre 2014 - P. 62)
Ville, Rail & Transports : Quelle est l'ampleur de la crise de l'industrie ferroviaire ?
Jean-Pierre Audoux : La filière industrielle ferroviaire française qui, comme vous le savez, se situe au troisième rang mondial (derrière la Chine et l'Allemagne) se trouve aujourd'hui confrontée à la crise la plus grave de son histoire. En dehors du transport urbain, pour le métro (Ile-de-France/RATP) et dans quelques grandes agglomérations, les investissements sur tous les autres segments du matériel ferroviaire sont en chute libre : fret trains d'équilibre du territoire, TER, grande vitesse en attendant 2019. C'est ainsi une division par un facteur deux de l'activité du matériel roulant en France qui se profile entre 2017 et 2018, soit encore une perte de chiffre d'affaires d'au moins 1,1 milliard d'euros pour les constructeurs présents en France. Au-delà de ces chiffres financiers, il y a ceux qui concernent les sites industriels avec les milliers d'emplois qui risquent de disparaître en très peu de temps. Autant dire que c'est la disparition d'une filière d'excellence, pourtant située dans les tout premiers rangs mondiaux, qui se profile à très brève échéance.
Ville, Rail & Transports : Comment en est-on arrivé à de telles perspectives ?
Jean-Pierre Audoux : Paradoxalement depuis les Assises nationales du ferroviaire qui avaient pourtant pour vocation de redessiner un système plus efficace et plus dynamique, jamais la filière industrielle ferroviaire n'a accumulé autant de signes et d'événements défavorables. Une crise économique qui se traduit par une très forte baisse des financements publics. Une politique des transports publics qui tourne le dos au Grenelle des transports en encourageant à outrance le développement du transport par bus ou par autocar, Une réforme du système ferroviaire français dont Louis Nègre [sénateur, président du Groupement des autorités de transport président de la FIF, ndlr] a rappelé qu'elle ne se préoccupait que de gouvernance et pas du volet social ou du volet économique (concurrence, performances du système, ouverture à la concurrence). Une SNCF «opérateur de mobilité » qui donne de plus en plus la priorité à des investissements non ferroviaires à travers un certain nombre de développements ou d'acquisitions (iDBUS, Greencove, iDVROCM...).
Des Régions qui considèrent que l'inflation ferroviaire qu'elles subissent obère totalement leurs possibilités d'emprunt pour acquérir des nouveaux TER, ne serait-ce qu'à travers des levées d'option.
Et puis, au-delà de tous ces facteurs négatifs, pour l'industrie ferroviaire en particulier, le constat que le modèle ferroviaire français totalement sclérosé et à bout de souffle, pourtant remis en cause en 2011, continue de cumuler un endettement croissant une consommation croissante de subventions publiques et des pertes considérables. Nous sommes maintenant plongés en plein « ferro-pessimisme » et l'idée se répand, comme à la fin des années quatre-vingt-dix, que le ferroviaire est trop cher, dépassé, obsolète, etc... Et qu'il vaut mieux se tourner vers d'autres modes de transport
Ville, Rail & Transports : L'industrie n'est-elle pas victime d'un déclin historique du ferroviaire ?
Jean-Pierre Audoux : Le ferroviaire est tout sauf un secteur en déclin. Il suffit de regarder la croissance mondiale du marché de cette industrie, proche de 3 %, pour bien comprendre que les phénomènes de long terme en termes de concentration urbaine ne peuvent que soutenir la croissance de la demande de transport collectif. Si les besoins existent de façon significative au niveau mondial, ils sont également bien réels et même considérables au niveau de la France.
Ville, Rail & Transports : Si les besoins sont considérables, pourquoi n'arrive-t-on pas à les satisfaire ?
Jean-Pierre Audoux : Les vrais sujets, ce sont celui de la sclérose du modèle économique et celui de l'ingénierie financière. Pour le moment les pouvoirs publics font preuve d'écoute…- mais aussi d'un silence assourdissant par rapport à cette menace. On peut difficilement imaginer que sans quelques annonces et décisions publiques à très brève échéance, fortes et crédibles, pour permettre de passer le cap des années à venir, la filière industrielle ferroviaire française du matériel roulant puisse perdurer. Louis Nègre a ainsi encore appelé récemment à la nécessité d'une politique volontariste et d'une stratégie à moyen et long terme pour permettre à notre filière d'excellence de pouvoir se maintenir au 3ème rang mondial et de continuer à créer des emplois en France et en Europe. Il a rappelé que l'ouverture à la concurrence, ne serait-ce que par l'expérimentation, permettrait d'apporter un ballon d'oxygène à notre filière, à l'instar de ce qui se passe depuis 20 ans en Allemagne où les concurrents de la Deutsche Bahn représentent plus de 40 % des débouchés de l'industrie ferroviaire pour le matériel roulant.