Interview de Jean-Pierre Audoux, délégué général de la Fédération des industries ferroviaire
Le délégué général de la Fédération des industries ferroviaires tient des propos très sombres sur l'avenir de la filière. Particulièrement en France où, ajouté à l'émergence de nouveaux acteurs de «second rang», le coup de rabot porté aux deux «mégaprogrammes» d'infrastructure que sont le Snit et le Grand Paris a fini de doucher la détermination des plus enthousiastes.
Ville, Rail & Transports : Tous les deux ans, Innotrans, le salon de Berlin, offre un panorama de l'industrie mondiale ferroviaire. Quelles sont les évolutions intervenues depuis 2010 qui vous paraissent les plus significatives ?
Jean-Pierre Audoux : A l'international, je citerai : le coup de frein relatif de la croissance des marchés chinois du ferroviaire, l'émergence de la Russie et des pays voisins (Kazakhstan, Azerbaïdjan) comme grands marchés mondiaux, le succès d'Hitachi obtenu en Grande-Bretagne avec le marché des Agility Train, d'une valeur de 4,5 milliards de livres, remporté face aux grands constructeurs européens.
En Europe, on a pu observer le contraste entre le maintien des marchés ferroviaires allemand et britannique à un très haut niveau d'activité et ceux des pays d'Europe du Sud en très fort recul.
On note par ailleurs l'émergence ou l'affirmation de nombreux constructeurs européens de «second rang», ce qui déjoue totalement les pronostics de consolidation autour des « trois grands» envisagée par certains spécialistes du secteur il y a encore quelques années.
VR& T. Comment évolue pour sa part le marché français?
J.-P. A. Nous avons la confirmation de la tendance au coup de frein sévère sur les investissements publics de matériel roulant, auquel s'ajoute la remise à plat des deux «méqaprogrammes» d'infrastructure de transport ferroviaire que sont le Snit et le Grand Paris.
Un autre sujet de préoccupation est la multiplication des difficultés rencontrées par les PME ou PMI du secteur, lesquelles font l'objet d'acquisitions ou d'offres d'achat de la part d'entreprises des pays émergents (Chine, Inde, Russie...), ce qui en est une des conséquences directes.
VR& T. : Pouvez-vous nous préciser la situation et les perspectives par segment d'activité?
J.-P. A. Pour les TGV, une commande de quarante TGV Duplex a été annoncée par la SNCF. Rien n'est vraiment clair pour l'après 2020 concernant l'avenir de la grande vitesse en France. Tout est possible, le scénario zéro TGV comme celui d'une forte reprise des commandes par la SNCF, si elle décide de remplacer le parc TGV PSE et Atlantique qui seront alors respectivement en service depuis 40 et 30 ans environ.
Pour les TET (Intercités ou «trains d'équilibre du territoire»), le dossier, après avoir été très médiatisé il y a trois ans, est aujourd'hui au point mort. Pour le moment, il n'y a plus d'agenda, que ce soit pour la spécification des matériels, les lignes prioritaires ou le montant des investissements prévus. A l'origine, on évoquait pourtant un besoin de remplacement des rames Corail, Téoz ... pour un montant d'environ 3 milliards d'euros sur dix ans.
Pour les TER, vous avez d'ailleurs évoqué ce sujet lors de la dernière interview du président de la SNCF dans Ville, Rail & Transports, les commandes Régiolis et Regio2N stagnent globalement à moins de 300 rames pour un besoin exprimé total de 1860 rames.
Si l'on ajoute à tout cela les incertitudes liées à la réalisation future de tout ou partie du Snit et du Grand Paris, il va de soi que l'avenir de ces segments majeurs de l'industrie ferroviaire sur le marché français est très incertain.
VR& T : Pourtant, Guillaume Pepy dans la même interview rappelle qu'il n'a pas connu de cas de commande de matériel n'allant pas jusqu'au bout des intentions d'achat des clients publics ...
J.-P. A. Le passé a effectivement confirmé cette analyse jusqu'à il y a quelques années, notamment pour les TER. Plus récemment, on a vu cette certitude se fragiliser. Je donnerai quelques exemples significatifs:
- la commande de 400 locomotives diesel fret (BB475000) que la SNCF avait l'intention d'acheter en 2004 a été réduite de moitié et les livraisons de ce matériel se sont achevées cette année au niveau de 200 unités,
- avant l'augmentation des péages et à la veille de la crise économique, la SNCF avait annoncé son intention de remplacer dès 2016 le parc de première génération de ces TGV. Cette commande n'est plus aujourd'hui à l'ordre du jour,
- pour les TER, tout dépendra de la capacité des régions à retrouver de nouveaux financements ad hoc, mais aussi de leur volonté de poursuivre leurs achats de Régiolis et de Regio2N, sachant que, désormais, l'offre très compétitive de service de cars (fortement cadencés) en substitution des TER commence à se préciser ...
- quant au marché de 200 rames tram-train, il est aujourd'hui stoppé à 41 rames, ce qui entraîne un arrêt de la chaîne de fabrication chez le constructeur et ses fournisseurs français. On ne peut donc qu'être prudent, pour ne pas dire inquiet pour les années à venir.
VR& T. Il y a quand même des segments d'activité qui se portent bien en France?
J.-P. A. Il y a effectivement des activités dynamiques : les investissements en métro, RER et tramway de la RATP et du Stif et ceux d'autres agglomérations se poursuivent à un rythme élevé. Le nouveau test de la mise en œuvre de cette volonté collective est bien évidemment lié aux discussions sur le nouveau volet de projet de TCSP (400 à 500 millions d'euros).
On peut également observer que l'effort de régénération du réseau (1,8 à 1,9 milliard d'euros par an pour 900 km de voies régénérées en 2011), amorcé depuis six ans, devrait au moins se maintenir à son niveau actuel, ce qui, à défaut de rajeunir le réseau, doit au moins freiner son vieillissement.
Au total, on peut craindre, sans avancées significatives des dossiers évoqués, une très forte baisse, de 20 à 30 % au moins, du marché français de l'industrie ferroviaire pour 2015-2016 (3 milliards d'euros en 2011).
VR& T. Un mot sur le comité stratégique de la filière ferroviaire dont le pilotage exécutif est assuré par la FIF. Où en est-on?
J.-P. A. Comme vous vous en êtes fait l'écho dans votre journal, Louis Nègre a remis en avril 2012 au ministre de l'Industrie le projet de rapport final du comité de pilotage « Ambition 2020 », assorti de 24 propositions de chantiers pour assurer l'avenir de notre filière. Les changements politiques intervenus depuis n'ont pas permis pour le moment d'obtenir une validation de ces travaux par le ministre du Redressement productif.
En parallèle, nous nous efforçons, dans un appel à projets lancé par Oséo dans le cadre du programme des investissements d'avenir, de faire avancer le projet First de financement d'aide aux PME-PMI, afin de soutenir la restructuration de la filière. Nous espérons une réelle avancée sur ces deux dossiers essentiels pour l'avenir de la filière industrielle ferroviaire dans les deux mois à venir.
VR& T: En définitive, quelles priorités pour la filière industrielle ferroviaire française ?
J.-P. A. De façon exogène, bénéficier d'un horizon clarifié, restant fidèle à l'esprit du Grenelle en matière d'investissements ferroviaires publics. De façon endogène, rendre la filière plus cohérente, plus solidaire, pour faire face aux défis de la mondialisation.
Les chantiers sont identifiés, de même que les objectifs. Nous voulons rester au 3e rang mondial, créer de 2000 à 3000 emplois supplémentaires en France d'ici 2020 et, enfin, doubler nos exportations à cette même échéance, en atteignant 3 milliards d'euros.
Propos recueillis par François DUMONT