Paru en juin 2011, c'est un très copieux rapport d'une commission d'enquête parlementaire qui rend compte de la situation de l'industrie ferroviaire française: Rouvrir la voie: une industrie d'avenir pour la France, un atout pour l'Europe[i]. Une industrie en charge des trains, tramways et métros, qui a connu une concentration extrême ces trente dernières années, le français Alstom et le canadien Bombardier absorbant de nombreuses anciennes entreprises moyennes françaises du secteur.
La commission d'enquête parlementaire présidée par Alain Bocquet, député communiste du Nord tout à fait concerné par un secteur industriel fort développé dans sa région et les emplois afférents, avait confié à Yanick Paternotte, député UMP du Val-d'Oise, le soin d'élaborer la synthèse et les résultats de ses entretiens, conduits tant sur le terrain que par de nombreuses auditions. La commission a, en effet, entendu de nombreux représentants du secteur industriel ainsi que les dirigeants des exploitants ferroviaires donneurs d'ordre ou des grands groupes industriels constructeurs, entendus à huis clos, sous la réserve de ne pas publier tout ou partie de leurs exposés pour raisons de «secret des affaires» (Bombardier Transport, Siemens, Alstom Transport, Veolia Transport...). Elle s'est rendue aussi dans le Nord-Pas-de-Calais auprès des établissements de Bombardier, d'Alstom et d'AFR, à Châteaubriant auprès d'ABRF Industries, à Aytré auprès d'Alstom, à Duppigheim chez Lohr Industries, ainsi qu'à l'étranger, en Pologne, auprès de la filiale Alstom Konstal.
Un audit pour quoi faire?
Cet audit parlementaire était motivé par le contexte nouveau d'un marché mondialisé, soumis à une très forte pression concurrentielle, exercée notamment par les pays émergents, les anciens pays communistes de l'Europe de l'Est ou la Chine, à faible coût de main-d'œuvre. Dans ce contexte, les appels d'offre favorisent plutôt le "moins-disant" que le "mieux-disant", en profitant à la concurrence internationale redoutable des chinois CNR et CSR, du coréen Hyundai ou des japonais Kawasaki et Hitachi.
« Désormais, aucun des grands constructeurs ou équipementiers ne peut prétendre vivre à l'abri de la concurrence en consacrant la quasi-totalité de sa production aux besoins d'un opérateur national. Cette logique d'arsenal est révolue. Elle a pourtant longtemps fait de la SNCF "la mère poule» du secteur". "L'affaire Eurostar" a servi d'électrochoc. Bien que contrôlée majoritairement par la SNCF (55% du capital, 40% pour London and Continental Railway, 5% pour la SNCB), cet exploitant a passé commande en octobre 2010 d'une dizaine de rames à grande vitesse à Siemens. Et confrontée à la concurrence de nouveaux opérateurs, la "mère-poule SNCF" n'est plus assujettie à cette stratégie de l'arsenal, à incarner l'un des représentants de ce "colbertisme high-tech" (Elie Cohen) forgé durant les trente glorieuses, lorsqu'elle servait de base d'essai et de vitrine aux industries nationales en quête de marchés étrangers.
Une sous-traitance allemande forte
Voici donc une radiographie poussée d'un «secteur historique et emblématique», rappelle le secrétaire d'Etat aux Transports Thierry Mariani : une industrie réputée performante, auréolée des exploits récurrents de la SNCF et de ses TGV champions mondiaux de vitesse. En 2009, occupant 17000 personnes, elle réalisait un chiffre d'affaires de 4,1 milliards € dont un quart à l'exportation, contribuant de manière positive à notre balance commerciale pour 720 M.€. Mais cette industrie ferroviaire française constitue une réalité morcelée et déséquilibrée. Aux trois constructeurs bien implantés que sont Alstom, Bombardier et Siemens, reviennent la conception des matériels et l'assemblage de composants plutôt confiés à de petites entreprises d'équipementiers et de sous-traitants. Cette forte spécificité, souligne la commission, est une faiblesse, comparée à la morphologie des industries allemandes. De nombreux équipementiers y atteignent une taille mondiale et possèdent même parfois des filiales françaises : cas de BVV, Voith Turbo, Bosch Rexroth, Knorr Bremse et Schaltbau.
En France, seule l'entreprise Faiveley peut être comparée à ces équipementiers allemands puisqu'elle fournit sur le marché intérieur aussi bien Alstom que Bombardier et réalise 90% de son volume d'affaires à l'international. Elle est au deuxième rang mondial dans le secteur du freinage derrière l'allemand Knorr-Bremse et au troisième rang pour les portes palières, la climatisation, les portes embarquées et les systèmes de captage de courant. C'est le seul équipementier français dont le statut d'entreprise de taille intermédiaire (ETI) lui permet de s'affranchir de la tutelle des grands donneurs d'ordres, de négocier d'égal à égal et surtout de disposer de structures de R&D significatives et donc fécondes en produits innovants performants et reconnus.
Au temps de la SNCF "mère poule", ses fournisseurs ("100 % français", se vantait-on pour les premières rames de TGV) pouvaient se contenter d'être des «Fabricants monoproduit et monoclient». Mais ce temps est révolu et «le tissu industriel français, comparé notamment à l'Allemagne, manque cruellement de ces entreprises de taille intermédiaire», souligne Yanick Paternotte.
Une industrie aux ordres
Cette structure industrielle a conduit aujourd'hui à une multitude de petits sous-traitants dominés par un donneur d'ordre poursuivant la réduction de ses coûts de production et développant une stratégie de juste-à-temps. Des sous-traitants ainsi chargés du coûteux stockage de leurs produits, sans garantie même de voir tous leurs stocks écoulés. De même, sont-ils victimes de la «logique du premier train». Les études et prototypes étant conçus et réalisés en France, il revient à ces sous-traitants de fabriquer les pièces des premières rames, après quoi «les fabrications des séries et la sous-traitance sont délocalisées!»(p. 56). Certes, pour pallier ces problèmes, une récente Charte régissant les relations entre donneurs d'ordre et les fournisseurs au sein de la filière ferroviaire a été signée en décembre 2010, à laquelle ont adhéré ainsi les donneurs d'ordre les plus importants du transport ferroviaire que sont RFF, SNCF, la RATP, Alstom et Veolia. Mais il est bien trop tôt pour apprécier ses effets.
«L'industrie ferroviaire allemande, qui est à la fois notre partenaire et notre concurrente, génère un chiffre d'affaires de 10 milliards d'euros, réalisé pour moitié sur son marché intérieur et pour moitié à l'exportation. La différence avec notre pays ne tient pas aux constructeurs, qui sont globalement comparables, mais au tissu des équipementiers dont plusieurs, outre-Rhin, atteignent une taille mondiale et possèdent d'ailleurs, pour la plupart d'entre eux, des filiales en France: BVV, GHH-Valdunes, Voith-Turbo, Bosch Rexroth, Knorr-Bremse ou Schaltbau. Hormis Faiveley, notre pays ne compte pas d'entreprises véritablement comparables.»
Jean-Pierre Audoux, délégué général de la FIF
Une liberté mal appréciée
Le contexte d'ouverture européenne des marchés conclus entre clients et fournisseurs a handicapé des fournisseurs trop habitués à faire du "cousu main" pour la SNCF, peu préparés à affronter des demandes bien plus variées, faute notamment d'une normalisation ferroviaire européenne poussée, comme le rapporteur le souligne (p. 143) : «Dans le ferroviaire, la chute des frontières avec Schengen et la libre circulation des personnes et des biens n'ont pas débouché sur l'harmonisation européenne du rail et des matériels. C'est un point important: la manière dont s'est déroulée l'histoire avec l'ouverture à la concurrence, sans standardisation ni concentration industrielle, a provoqué la dispersion du secteur donc l'émiettement de la sous-traitance, alors que cette histoire était européenne»
A l'inverse, affranchi de toute logique d'arsenal, Bombardier doit son succès à sa stratégie d'acculturation aux divers marchés nationaux, comme l'explique le président de sa filiale française Jean Bergé (p.98): «Tout comme Bombardier est français en France et allemand en Allemagne, il est chinois en Chine et on y parle d'ailleurs chinois. Parce que nous pouvons ainsi connaître nos clients et leurs habitudes, (...) notre part du marché mondial est de 35%».
Des entreprises disparates ou disparues
Sur les divers marchés indigènes, les constructeurs historiques nationaux paient donc ainsi chèrement aujourd'hui leur vulnérabilité face à la concurrence des pays à bas coût, celle notamment de nombreux constructeurs d'Europe de l'Est, slovaques et roumains, pour partie déréférencés par la DB ("black listés") pour la qualité trop médiocre de leurs produits. S'agissant des industriels du secteur du wagonnage, tributaires de l'avenir du fret ferroviaire, la commission souligne les nombreuses fermetures de sites: Etablissements Cadoux, les Ateliers du Nord de la France, la Société Nationale des Ateliers de Vénissieux (SNAV), filiale de Renault. Parmi les survivants, l'entreprise centenaire Arbel Fauvet Rail a été reprise par le groupe indien Titagahr Wagons, la fonderie ferroviaire Sambre et Meuse de Feignies a été cédée en octobre 2010 au conglomérat russe UVZ, alors que les Ateliers bretons de réalisation ferroviaire (ABRF), filiale du groupe AORF, sont en difficulté. De son côté, le groupe Lohr, impliqué dans le wagon Modalohr et les wagons porte-voitures et les remorques porte-autos, est tributaire des commandes de Lorry Rail majoritairement contrôlé par SNCF Geodis... Les nombreux et petits ateliers privés de maintenance du matériel ferroviaire, des wagons particuliers principalement, ont vu arriver sur le marché un concurrent de poids, créature-avatar de la Direction du Matériel de la SNCF, Masteris. Cette filiale récemment créée est chargée de vendre le savoir-faire acquis dans les propres ateliers de la SNCF (p. 85).
TGV, l'arbre qui cache la forêt
S'agissant du marché de la grande vitesse, les économistes du Laboratoire d'Economie des Transports, Yves Crozet et Alain Bonnafous soulignent combien le modèle spécifique du TGV "à la française", trop bien ajusté au marché indigène, ne pouvait répondre à d'autres types d'exigences de la grande vitesse (p.257): «II ne faut pas dédouaner les grandes entreprises de leurs responsabilités. Le modèle du TGV « à la française »; avec ses huit voitures et 78 tonnes maximum par essieu et un nombre limité de places, ne correspond pas forcément aux attentes du marché international (...). Les ingénieurs d'Alstom ont du reste conscience qu'il faut éviter de projeter sur l'étranger les préférences françaises. Ils doivent diversifier leur offre». Alors que durant 30 ans, le TGV français conçu et assemblé par Alstom devait servir de produit d'excellence facilement exportable en Asie ou aux Etats-Unis, le bilan fort mince explique le revirement à 180 degrés pleinement et tout récemment assumé par Guillaume Pepy (p. 226): «Le TGV est un marché de niches, c'est-à-dire spectaculaire et symbolique qui incarne les qualités les plus achevées mais qui est limité en termes quantitatifs.» La compétitivité accrue sur le réseau français a conduit même la SNCF à renoncer à son programme de commandes de 300 nouvelles rames, au profit d'une seconde simple opération de rénovation de son parc historique de rames TGV-Sud-Est. De quoi susciter de fortes inquiétudes pour les sites français spécialisés dans la grande vitesse. Au demeurant, le marché européen est très limité - il se produit seulement quelques 60 trains à très grande vitesse chaque année en Europe - et encombré, puisque cinq constructeurs sont en lice : Alstom avec l'AGV, Bombardier avec le Zephiro, Siemens avec le Velaro et, dans une moindre mesure, le constructeur espagnol Talgo et l'italien AnsaldoBreda.
Charte régissant les relations entre donneurs d'ordres et fournisseurs au sein de la filière ferroviaire, établie le 14 décembre 2010
Sur la base de constats datant de Novembre 2008, dans le cadre de la médiation du Crédit aux entreprises, l'Etat a souhaité remédier aux difficultés rencontrées dans les relations entre «les grand donneurs d'ordre et les PME». La réflexion a permis d'aboutir à la signature d'une charte, «Charte de la Médiation du Crédit et de la CDAF, l'Association des Acheteurs de France, régissant les relations entre grands donneurs d'ordre et PME».
Il est à noter que la Charte a été en particulier signée par les acteurs suivants, en relation avec l'activité ferroviaire: SNCF, RFF, RATP, Alstom, Veolia, Faiveley, SNR Roulements ...
En signant la Charte, les grands groupes s'engagent à respecter 10 engagements pour des achats responsables afin d'éviter des comportements abusifs dans la connaissance et le respect de leurs droits et devoirs respectifs. La Charte prévoit, en outre, la désignation par chaque signataire d'un Médiateur interne, véritable correspondant pouvant être contacté par tout fournisseur en cas de conflits ou litiges. Afin de veiller à la bonne mise en œuvre de ces engagements, le signataire mettra également en place un système d'indicateurs de suivi.
Construire ensemble pour l'avenir
Y a-t-il une solution plus collective pour faire face à la concurrence des nouveaux constructeurs à bas coût ? Peut-on concevoir une filière européenne ? La commission s'est interrogée sur la coopération franco-allemande. Si l'on met la barre très haut en poussant à l'émergence d'un "Airbus du rail", Jean-Pierre Audoux, au nom de la FIF, ne cache pas son pessimisme: «L'idée ne suscite guère d'enthousiasme outre-Rhin. D'une part, les Allemands n'y sont pas prêts, d'autre part, les équipementiers occupent, sur le marché chinois, des positions que nous n'avons pas. Ce sont surtout ces entreprises qui, au sein de la VBD, freinent le projet» (p. 129). Il est donc plus facile de s'en tenir au Groupe de réflexion francoallemand sur le ferroviaire déjà constitué et chargé d'élaborer des projets communs: l'homogénéisation des exigences d'interopérabilité, la création d'un réseau technique ferroviaire unique, la mise en place d'une réelle autorité européenne de sécurité, l'homogénéisation des référentiels des industriels et des opérateurs ferroviaires, convergeant vers la mise en place d'une politique européenne de Recherche et Développement (p. 127).
Organiser pour mieux se défendre
Jean-Pierre Audoux résume en fin de compte les faiblesses de la France dans sa stratégie à l'exportation. Ses atouts bien connus ? «Notre expérience industrielle, la bonne image de nos produits et une bonne maîtrise technique» qui ne compensent pas ses handicaps bien réels, une «dispersion des ingénieries, notamment publiques; la faiblesse des financements à l'international; l'absence d'offres intégrées sur les grands projets; la difficulté à "chasser en meute" ou à adopter des réflexes collectifs» (p. 162). Ce constat appelle des mesures politiques de soutien institutionnel et financier qu'annonce le Comité stratégique de la filière ferroviaire (CS2F), créé dans le cadre des Etats généraux de l'industrie, annoncé le 5 août 2010 par Christian Estrosi, alors ministre de l'Industrie, et mis en place au printemps 2011, présidé par le sénateur Louis Nègre, par ailleurs président de la Fédération des Industries Ferroviaires (FIF). Les acteurs du secteur attendent beaucoup des travaux de ce comité qui a bénéficié de la mobilisation de la FIF et de l'Association des industries ferroviaires (AIF), regroupement dans le Nord de la France d'une centaine d'entreprises impliquées plus ou moins dans ce secteur. Employant presque 10 000 salariés, depuis les sites des grandes entreprises (Bombardier à Crespin, Alstom à Petite-Forêt) jusqu'à de nombreuses TPE jeunes et innovantes, cet ensemble représente près de la moitié de l'industrie ferroviaire française. Au-delà, sur le modèle du Fonds de modernisation des équipementiers automobiles (FMEA) mis en place en avril 2009, la commission propose la création d'un Fonds de modernisation des équipementiers ferroviaires (FMEF), c'est-à-dire un fonds sectoriel abondé à parité par l'Etat et les trois grands constructeurs ferroviaires.
Nulle surprise à voir les propositions qui concluent le rapport de la commission, partagées de manière consensuelle par les divers groupes parlementaires représentés en son sein autour du communiste Bocquet. Bien entendu, la première concernée, la FIF a salué le travail de la commission parlementaire[ii], Ces appels politiques ont été bien entendus au plus haut sommet de l'Etat: «La France dispose d'une des industries ferroviaires les plus performantes au monde. (. .. ) Je vous confirme que nous allons investir comme jamais dans le ferroviaire». C'est ce qu'a déclaré Nicolas Sarkozy le 8 septembre dernier à Belfort, lors de l'inauguration du premier tronçon de la LGV Rhin-Rhône, annonçant la volonté politique de «restructurer la filière ferroviaire française industrielle», via un fonds de modernisation des entreprises ferroviaires et l'octroi de «150 M.€ dans le TGV du futur»,
Ainsi la commission Bocquet a bien réussi à réactiver le recours réflexe à l'intervention colbertiste, à l'Etat industriel tutélaire ... tant il est vrai historiquement que les décideurs politiques ont toujours misé sur le développement du ferroviaire comme industrie phare nationale, prêts à jouer les pompiers, en assurant le sauvetage d'Alstom par l'Etat en 2004 ou plus récemment, en brossant dans le Grenelle de l'Environnement, un horizon favorable au rail.
[i] Assemblée nationale, Rapport n°3578, 455 p
[ii] Dans son communiqué du 17 juin, la FIF souligne que les 25 propositions de la commission répondent aux exigences que son comité stratégique entend défendre: doter la filière d'une stratégie claire et d'une vision partagée à moyen terme, se donner les moyens de cette stratégie et promouvoir un contexte réglementaire adapté à ses ambitions. Ainsi, parmi ces 25 propositions, «la perspective claire des investissements à moyen terme des grands donneurs d'ordres, au premier rang desquels la SNCF», l'organisation d'un "forum annuel sur les perspectives des marchés ferroviaires», la création d'un Fonds de modernisation des équipementiers ferroviaires et la mise en place de regroupements de proximité de fournisseurs et sous-traitants, sont soulignées. De même que son appui à toutes les propositions qui permettront de créer un cadre réglementaire favorisant, d'une part, la construction d'une Europe ferroviaire harmonisée, d'autre part, la mise en œuvre de modes de financement au service de l'innovation